NewStory #10 : Black Friday, la difficile équation entre business et responsabilité
Alors que 80% des achats effectués pendant le Black Friday finissent à la poubelle, les entreprises sont de plus en plus nombreuses à questionner ce modèle de surconsommation.
Le Black Friday est devenu un symbole des contradictions de notre économie moderne : d'un côté, un événement commercial majeur générant des milliards de revenus, de l'autre, un pic de consommation aux conséquences environnementales considérables. Cette tension entre impératifs commerciaux et responsabilité environnementale n'a jamais été aussi visible.
Les chiffres d'une équation complexe
L'ampleur commerciale
Le succès commercial du Black Friday ne se dément pas. Aux États-Unis, les consommateurs ont dépensé 9,8 milliards de dollars lors de l'édition 2022. En France, le panier moyen pour le Black Friday et le Cyber Monday atteint 255 euros par personne, avec 66% des Français qui privilégient l'électroménager et l'électronique.
L'e-commerce amplifie le phénomène : 76% des Français achètent désormais en ligne. Selon Vincent Drezet, porte-parole d'Attac, "les commandes numériques requièrent des data centers, qui représentent aujourd'hui 3 à 4% de l'empreinte carbone mondiale, et devraient être responsables de 7% de l'empreinte carbone française d'ici 2040."
L'impact environnemental
Les données environnementales sont alarmantes :
80% des achats du Black Friday sont jetés après une utilisation minimale
50% des articles sont retournés, dont 25% finissent directement en décharge
La production de déchets augmente de 25% entre le Black Friday et le Nouvel An
Un smartphone nécessite environ 14 000 litres d'eau pour sa fabrication
La mode rapide représente 10% des émissions mondiales de carbone
La réalité du terrain
Le cas du Ghana illustre parfaitement les conséquences globales de cette surconsommation. Liz Ricketts, cofondatrice de la Or Foundation, témoigne : "Chaque semaine, notre équipe retire en moyenne 20 tonnes de vêtements d'une petite section de plage. Les pêcheurs attrapent maintenant plus de vêtements et de déchets plastiques que de poissons."
À Paris, l'impact logistique est considérable. En période normale, environ 200 000 colis sont livrés quotidiennement. Pendant le Black Friday, ce chiffre explose pour atteindre 2,5 millions de livraisons par jour, multipliant par dix la pression sur les infrastructures urbaines et l'environnement.
Les stratégies d'adaptation des entreprises
Face aux contradictions du Black Friday, les entreprises adoptent des positions variées, allant du refus catégorique à la réinvention créative de l'événement. Ces différentes approches révèlent une prise de conscience croissante des enjeux environnementaux, tout en illustrant la complexité de concilier performance économique et responsabilité écologique.
Les entreprises qui disent "non"
L'exemple le plus emblématique vient de REI, le géant américain des équipements de plein air. Depuis 2015, l'entreprise mène une initiative audacieuse en fermant complètement ses portes le jour du Black Friday. Plus qu'une simple fermeture, REI transforme cette journée en véritable mouvement social en offrant une journée de congé payé à ses 12 000 employés, les encourageant à profiter de la nature plutôt que de consommer. Cette initiative, baptisée "OptOutside", a créé un véritable effet boule de neige, inspirant 170 autres entreprises et mobilisant 1,4 million de personnes.
Dans la même veine, la marque suisse Freitag réinvente complètement le concept. Au lieu de vendre, elle invite ses clients à échanger leurs sacs entre eux via son programme "S.W.A.P." (Shopping Without Any Payment). Cette approche innovante transforme une journée traditionnellement dédiée à la consommation en une opportunité de partage et de circulation des biens existants, incarnant parfaitement les principes de l'économie circulaire.
ASKET pousse encore plus loin la réflexion en investissant dans la durabilité à long terme. La marque suédoise consacre plusieurs années au développement de chaque produit, privilégiant la qualité et la longévité plutôt que le renouvellement rapide des collections. Le jour du Black Friday, plutôt que de proposer des réductions, elle met en avant ses services de réparation gratuits et la fourniture de pièces détachées, encourageant ainsi l'entretien et la conservation des vêtements existants.
Les acteurs de la transformation
D'autres entreprises choisissent de réinventer l'événement en lui donnant un sens plus vertueux. Vestiaire Collective illustre parfaitement cette approche en collaborant avec 30 000 artisans ghanéens. Cette initiative ne se contente pas de promouvoir la seconde main : elle met en lumière le savoir-faire local en matière d'upcycling et propose une nouvelle définition du luxe, basée sur la créativité et la durabilité plutôt que sur le prestige des marques traditionnelles.
Everlane adopte une approche différente en maintenant sa participation au Black Friday, mais en y ajoutant une dimension environnementale concrète. À travers son Black Friday Fund, créé il y a dix ans, l'entreprise investit dans des projets durables. En 2024, elle s'engage à verser 50 000 dollars pour soutenir la culture de coton régénératif sur 120 acres de terres agricoles, visant une production de 170 000 livres de coton durable. Cette initiative montre comment une entreprise peut utiliser sa réussite commerciale pour financer la transition écologique.
IKEA, géant de l'ameublement, transforme le Black Friday en opportunité de promotion de l'économie circulaire. Son programme "Black Friday (Re)Sale" encourage les clients à rapporter leurs meubles usagés plutôt que d'en acheter des nouveaux. L'entreprise va plus loin en formant ses employés aux techniques de réparation, créant ainsi un écosystème complet autour de la seconde vie des produits.
Ces différentes stratégies montrent qu'il existe de multiples façons de repenser le Black Friday. Qu'il s'agisse de refus radical ou de transformation progressive, ces initiatives témoignent d'une volonté croissante des entreprises de trouver un équilibre entre leurs objectifs commerciaux et leur responsabilité environnementale. Elles ouvrent la voie à de nouveaux modèles économiques qui pourraient réconcilier croissance et durabilité.
Les nouvelles initiatives sectorielles
Le Green Friday
Ce mouvement, lancé en 2017, compte aujourd'hui plus de 500 entreprises participantes. Jean-Paul Raillard, son président, explique : "Pour cette nouvelle édition du Green Friday, le Collectif souhaite mettre l'accent sur les solutions à portée de main pour chacun afin de consommer moins – consommer mieux – consommer au prix juste."
Le Fair Friday
Cette approche transforme le Black Friday en opportunité de sensibilisation. Marion Cas, consultante et ancienne directrice marketing chez L'Oréal, observe : "On joue sur le Black Friday comme un levier, un levier d'impact positif." Des marques comme Le Slip Français redirigent leurs revenus vers des associations caritatives.
Les perspectives d'évolution
Le ministre français de la Transition écologique, Christophe Béchu, plaide pour "un Green Friday où le récit de la sobriété, de la réparation, du réemploi serait mis à l'honneur comme contre-modèle de société."
Cependant, le chemin reste long : une étude Harris Interactive révèle que 70% des Français considèrent encore le Green Friday comme une méthode de marketing ou de greenwashing. Cette perception souligne la complexité du changement nécessaire dans notre rapport à la consommation.
Sarah Tayeb, directrice générale adjointe d'eBay France, propose une vision nuancée : "On n'est ni green, ni black. Pour nous, il s'agit plutôt de tenir des actions toute l'année qui permettent de réduire notre impact carbone. On veut vraiment aller beaucoup plus loin que l'arrêt du Black Friday."
Cette évolution reflète une prise de conscience croissante : la nécessité de repenser fondamentalement notre modèle économique pour réconcilier performance commerciale et responsabilité environnementale. Le Black Friday, plus qu'un simple événement commercial, devient le révélateur des transformations profondes en cours dans notre société de consommation.